En février 2025, seuls 26 % des Français déclarent encore avoir confiance dans la politique, tandis que 7 Français sur 10 estiment que responsables politiques et acteurs publics les trompent délibérément. Ce fossé grandissant entre représentants et citoyens ne relève pas d’un simple défaut moral, mais d’un calcul d’efficacité où le mensonge s’avère un levier de pouvoir durable. Pour saisir pourquoi et comment cette tactique perdure, explorons trois facettes complémentaires : son enracinement historique, ses usages contemporains, et les défis technologiques qui l’amplifient.


1. Héritage et légitimation : la duperie comme pilier du pouvoir

Depuis l’Antiquité, le mensonge politique a été pensé comme un outil de cohésion. Platon défendait la « noble tromperie » pour préserver l’ordre social, et Machiavel, au XVIᵉ siècle, affirmait que le prince doit « savoir tromper sans être découvert ». Les monarchies et empires inventaient mythes fondateurs et victoires embellies pour asseoir leur légitimité.

Au XXᵉ siècle, la radio et la télévision concentrent le pouvoir d’influence : une allocution bien rodée peut masquer les faiblesses d’une politique. Avec le web, la viralité récompense désormais l’émotion sur la véracité — un contexte qualifié d’« ère post-vérité » (post-truth) depuis sa consécration en 2016 par Oxford Dictionaries.


2. Usages contemporains : quand mentir paie encore

2.1 Persuasion électorale

Un discours flamboyant séduit plus qu’un exposé factuel. Les spin doctors testent slogans et chiffres, et tant que la sanction n’intervient qu’au prochain scrutin, le bénéfice électoral l’emporte sur le risque de démystification.

2.2 Gestion de crise

Crise sanitaire, économique ou sécuritaire, l’opinion réclame des réponses rassurantes. Gonfler des stocks, minimiser un pic, différer une mauvaise nouvelle offre les heures vitales pour ajuster les mesures, quitte à devoir ultérieurement corriger la trajectoire : rarement avec autant d’impact que l’annonce initiale.

2.3 Diversion et saturation

Dans un flux d’information saturé — 60 % des individus rapportent un fort sentiment de « grief » envers gouvernants et élites —, lancer un nouveau sujet polémique fait oublier le précédent. L’« agenda-shifting » numérique rend la scène médiatique volatile : un scandale chasse l’autre, et l’attention publique se fracture.

2.4 Polarisation psychologique

Face à la polarisation, chaque camp justifie les écarts de son champion. Le mensonge devient marqueur identitaire : le dénoncer, c’est trahir son « clan ». La loyauté collective offre un filet de sécurité psychologique au leader.

2.5 L’affaire Jeffrey Epstein et l’enterrement bipartisan

En juillet 2019, l’arrestation de Jeffrey Epstein, milliardaire new-yorkais accusé d’avoir exploité et trafiqué sexuellement des centaines de mineures, a déclenché un scandale planétaire. Pourtant, dès 2008, un accord de plaidoyer secret a considérablement allégé sa peine, soulevant des doutes sur des complicités au plus haut niveau politique et judiciaire. Plus de quinze ans plus tard, ni la classe politique républicaine, ni l’opposition démocrate n’ont véritablement percé le cercle opaque entourant Epstein : l’affaire est régulièrement étouffée, retardée ou neutralisée, au mépris de la transparence et des victimes. Voici comment, concrètement, les deux camps ont successivement « enterré » ce dossier sulfureux.


1. Le « sweetheart deal » de 2008 : complicité bipartite

En juin 2008, alors procureur fédéral à Miami, Alexander Acosta négocie un accord avec Epstein : en échange d’une plaidoirie de culpabilité pour deux délits mineurs, il évite un procès fédéral qui aurait pu lui valoir la prison à vie. Résultat : Epstein purge 13 mois, bénéficie de libérations anticipées, et les 40 000 pages d’enquête du FBI restent scellées.
Ce « sweetheart deal » est validé par l’ancien procureur de Floride, un poste politique, mais aussi couvert par un procureur adjoint nommé par l’administration Bush Jr., avec l’aval tacite de plusieurs élus des deux partis, soucieux de ne pas contrarier un donateur influent et discret.


2. Le lâchage stratégique d’Acosta (2019)

Lorsque le Washington Post révèle en 2018 la nature scandaleuse de cet accord, Alexander Acosta, devenu secrétaire au Travail de l’administration Trump, se trouve en première ligne.

  • Les Républicains de la Maison-Blanche, dont la ministre de la Justice par intérim Pam Bondi, produisent un communiqué soulignant que le juge fédéral n’a pas relevé de « conduite professionnelle répréhensible », minimisant l’affaire.
  • Certains Démocrates, plutôt que de pousser à une enquête approfondie, se contentent de dénonces modulées, craignant d’instrumentaliser une affaire jugée trop sensible politiquement.

À la veille de sa nomination en juillet 2019, Acosta se défend en arguant que l’accord protégeait les victimes, tout en refusant de déclassifier les pièces du dossier, invoquant un prétendu « secret professionnel » — une position jugée « inacceptable » par les associations de victimes.


3. Blocages et manœuvres au Congrès (2025)

En juillet 2025, face à la pression persistante des victimes et de l’opinion, une sous-commission de la Chambre vote à 8 contre 2 une assignation à comparaître pour obtenir les fichiers Epstein détenus par le DOJ — appuyée par trois Républicains et tous les Démocrates présents.
Pourtant, le speaker Mike Johnson (R-Louisiane) clôt prématurément la session, refusant toute mise au vote d’une résolution contraignante, malgré une résolution bipartite initiée par le démocrate Ro Khanna et le républicain Thomas Massie.

Les manœuvres comprennent :

  1. Non-programmation des réunions du House Rules Committee, empêchant la discussion des amendements sur le dossier Epstein.
  2. Invocation du « besoin de protéger la vie privée des victimes » pour retarder la publication.
  3. Menaces voilées contre les élus réfractaires, rappelant que la majorité républicaine pourrait retirer leurs privilèges de comité.

4. Le refus de déclassifier le « grand jury testimony »

Le gouvernement Trump, via le DOJ, a déposé plusieurs requêtes pour sceller à vie les transcriptions du grand jury initial, arguant du « secret » des enquêtes criminelles. En juin 2025, un juge fédéral de Floride rejette cette demande, estimant que les intérêts publics l’emportent © et s’engage à en garder une copie scellée pour protéger les victimes — mais sans date de diffusion prévue.

Plus tard, la justice new-yorkaise, saisie d’une demande similaire, repousse également la publication, citant des « risques d’atteinte à la sécurité » et « éventuelle diffamation » — des motifs jugés excessifs par les associations de lutte contre la traite des êtres humains.


5. L’équilibre des pouvoirs et le silence des Clinton

Sur le plan politique, l’ombre de Bill Clinton plane sur l’affaire : plusieurs passagers du jet privé d’Epstein se réclament d’ex-élus démocrates, dont l’ancien président lui-même, sans jamais être mis en examen.

  • Les Démocrates craignent qu’une enquête trop musclée ne ravive les rumeurs de complicités à la Maison-Blanche dans les années 1990.
  • Les Républicains, pour leur part, instrumentaliseront toute révélation à des fins électorales, mais sans risque de sanction réelle : ils tempèrent donc les investigations afin de préserver la stabilité politique pré-électorale.

6. L’enjeu des lobbies et des donations

Epstein, par l’intermédiaire de réseaux d’anciens élèves de prestigieuses universités et de donateurs de fonds politiques, entretenait un lobby discret.

  • Sous la pression de grands cabinets de lobbying, le DOJ a retardé la transmission de documents, craignant un effet « domino » sur d’autres dossiers sensibles.
  • Au Congrès, tant Démocrates que Républicains ont bénéficié de contributions liées à Epstein et à ses associés, créant un conflit d’intérêt systémique empêchant toute transparence intégrale.

Futur proche : la duperie à l’ère high-tech

3.1 Deepfakes et contenus synthétiques

Produire une vidéo truquée en haute définition coûte désormais quelques clics ; la vérification peut prendre des jours, voire des semaines.

3.2 Micro-ciblage émotionnel

Les plateformes publicitaires anticipent vos états d’âme à la minute. Un même discours peut être modulé en temps réel pour deux publics opposés, sans qu’aucun ne détecte la dissonance.

3.3 Transparence contre complexité

Blockchain électorale, registres publics, API de fact-checking promettent davantage de clarté. Pourtant, sans littératie numérique, ces outils deviennent un nouvel écran de fumée, renchérissant le discours officiel sous couvert de transparence.

Synthèse – Une équation froide

Tant que le profit électoral immédiat dépassera le risque de révélation – et tant que l’opinion valorisera le récit engageant au détriment de la donnée brute – le mensonge restera l’atout maître. La table ci-dessous résume le calcul :

VariablesGains potentielsCoûts probablesSolde actuel
Promesse exagéréeVotes supplémentaires, buzz médiatiqueFact-checking tardif, perte de crédibilité partiellePositif
Chiffre maquilléCalme l’opinion, évite la panique boursièreEnquête parlementaire, couverture négative ; souvent post-criseNeutre
Storytelling identitaireCohésion de la base, dons militantsPolarisation, violences verbalesPositif

FAQ

Pourquoi l’ère est-elle dite « post-vérité » ?
Parce que l’impact émotionnel d’un message pèse davantage que sa véracité, phénomène amplifié par les algorithmes de recommandation.

Les politiciens mentent-ils davantage qu’avant ?
Non,Ils mentent surtout plus vite et touchent plus de niches grâce au ciblage numérique.

Le fact-checking suffit-il ?
Utile mais partiel : il corrige l’information, pas le lien identitaire entre un public et « son » leader.

Comment me protéger ?
Diversifier vos sources, vérifier avant de partager et soutenir les médias dont la méthodologie est transparente.


Conclusion – renchérir le coût de la tromperie

Le mensonge n’est pas un simple vice : c’est un instrument rationnel, tant que son rendement dépasse son coût. Pour inverser la tendance, il faut augmenter la probabilité et la sévérité des sanctions (électorales, judiciaires, réputationnelles) et abaisser le coût de la vérification (éducation médiatique, outils intégrés, fact-checking accessible). Seule la mutation du calcul d’opportunité pourra rendre le mensonge trop coûteux pour rester la règle.

Et si ce genre de sujet un peu sérieux vous intéresse, jetez un oeil à notre article sur l’amitié selon Aristote.